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des nouvelles de sébastien morin
2 juillet 2012

sale histoire au dernier étage du pavillon 7

Un étron gros comme l'avant-bras m'attendait chaque matin derrière une porte des sanitaires communs. Il m'arrivait parfois de ne pas tomber dessus, mais je gardais toujours à l'esprit sa présence inéluctable dans un cabinet de toilettes voisin. Il y avait quelque chose de presque sécurisant dans cette idée. Une constante. Un repère. Au moins un truc de sûr, de vraiment fiable dans un monde changeant dont la contingence se révélait douloureusement à moi jour après jour. Avec en même temps cette dimension effrayante et menaçante dans la possibilité de tomber dessus. Une épée de Damoclès suspendue derrière une des portes. Avec du recul je ne peux m'empêcher d'y voir un substitut de la figure paternelle. Peut-être même un objet transitionnel. Quelques mois auparavant mon père avait eu un accident mortel et à son enterrement ma famille avait jugé bon pour moi que je ne voie pas son cadavre dans la chambre funéraire. Depuis j'avais le plus grand mal à faire mon deuil et de toute évidence, je n'étais pas le seul ici à en chier pour évacuer ma peine. J'accusais sans vergogne la fille de corpulence adipeuse au fond du couloir. A cette époque je croyais la taille des selles proportionnelle à celle des intestins. Une théorie controversée depuis.

Le même jeu de hasard m'accompagnait dans les douches communes. Les cloisons qui les séparaient entre elles nous permettaient de connaître la pointure de nos voisins. On pouvait se laver entre du 44 et du 47, mais il arrivait parfois que, lorsque les astres étaient convenablement alignés, l'on se retrouve entre deux délicieuses paires d'un 36/37 aux orteils vernis, qui faisaient de ce moment ordinaire un instant magique. J'en garde un souvenir troublant.

 

Depuis quelques jours, le bruit courait qu'un voyeur sévissait dans les douches du pavillon 7. Un papier de la direction stipulait : « attention, un voyeur a été vu dans les douches ». Je me demandais qui pouvait bien l'avoir vu. J'éprouvais une certaine compassion pour cet individu violé dans son intimité. Quoi de pire pour un contemplatif que d'être à son tour un objet d'observation ? Quelle image de soi avait pu lui renvoyer le regard épouvanté de la personne qu'il regardait? S'était-il trouvé moche ? Voire menaçant ? Se considérait-il à présent comme un gros étron sur lequel on a peur de tomber ?

Au bout de plusieurs années, la cité universitaire ressemble à une grande colocation. Tout le monde se connaissait plus ou moins au dernier étage de ce bâtiment, et le soir venu, les 9 mètres carrés d'une chambre pouvaient accueillir une quinzaine de personnes. Ce soir-là l'ambiance était pesante dans la pièce. La conversation tournait autour de cet événement, et le ton n'était pas à la clémence :

« S'il avait fait ça à Marie je lui aurait coupé la tête en deux ».

C'était Julien. De nature exclusive, il éprouvait le plus grand mal à concevoir la notion de partage en amour. Marie ne réagissait pas à ses démonstrations testostéroniques mais n'en demeurait pas moins sensible. Elle fumait sereinement en éprouvant la sécurité qu'il lui garantissait.

« Moi je suis sûr que c'est le vieux.» avait lâché Acau,. Mais l'accusateur, contrairement à l'accusé, aurait pu être n'importe qui d'autre. Tout le monde pensait que c'était le vieux qui avait fait le coup. Depuis son aménagement à l'étage, il était source de tous les fantasmes. Un véritable catalyseur de suspicion. La muse de tous les ragots. C'était déjà lui qui avait volé les yaourts de Zaher, lui qui prenait le courrier de Stéphanie, lui qui planquait probablement des armes dans sa chambre, et qui avait certainement déjà mangé de la chair humaine.

 

Il était 1h du matin quand il a frappé à la porte. On était déjà bien saoul et ça sentait fort le vieux shit de Port-de-bouc dans la pièce. Persuadé qu'il s'agissait du veilleur de nuit, on avait baissé la musique et ouvert la fenêtre, tout en sachant que ça ne servait à rien. On était dans la chambre de Julien mais c'est moi qui suis allé ouvrir, avec l'espoir de semer le doute et la confusion dans l'esprit du trouble-fête. Lorsque j'ai ouvert la porte, la température a brutalement chuté de 20 degrés. C'était le vieux.

« Vous pouvez arrêter de faire du bruit ? »

Personne ne répondait, ils le regardaient comme s'ils étaient hypnotisés. Encore aujourd'hui je reste persuadé qu'il leur a jeté un sort ce soir-là, et que mon âme n'était pas suffisamment faible pour se laisser manipuler. Je m'étais donc chargé d'effectuer le mouvement de tête adéquat afin qu'il pense que j'étais moi aussi sous son joug, et que j'aurais obéi sans sourciller à ses injonctions. La supercherie a dû fonctionné puisqu'il s'en est allé.

Quelques jours plus tard, Acau était venu me demander si le voyeurisme était contagieux. Je lui avais déjà parlé de mes petits plaisirs podophiles dans les douches, et il s'était senti en confiance pour aborder le sujet avec moi.

« Le truc du vieux pervers là, je crois que ça m'a fait quelque chose Seb. Ce matin je me suis douché à côté d'une nana, et j'ai eu des pensées malsaines. En me baissant pour nettoyer mes orteils, je me suis aperçu qu'on pouvait voir les mollets des filles. Je sais, c'est pas ton truc, toi c'est les pieds, mais tu t'y connais un peu en molletphilie? »

Honteux de ne pas maîtriser le sujet, je lui avais sorti le couplet nietzschéen sur la morale judéo-chrétienne, que j'utilisais habituellement à des fins sexuelles avec les étudiantes. Il était reparti plus ou moins déculpabilisé, mais m'avait laissé un lourd secret que je devais partager l'instant d'après avec Julien.

« Ju, faut que je te parle d'un truc, mais avant je dois être sûr que je m'adresse bien à toi. Est-ce-que tu penses toujours ce que tu as dit l'autre soir sur le voyeur, Marie, et le coupage de tête en deux ? »

« Ben ouais pourquoi ? »

« Ouf. Il t'a pas eu. »

« Putain non il m'a pas eu ce fils de flûte, je lui aurais crevé les yeux avec les dents fada! »

« Tu comprends pas Julien. C'est pas le vieux qui a fait le coup. Pas directement en tous cas. Je crois qu'il manipule les esprits à distance, et qu'il leur fait faire des trucs pervers. Il est rentré dans la tête d'Acau ce matin, et il a fait des trucs dont j'avais jamais entendu parler tellement c'est malsain.»

Le regard vide et le silence de Julien me laissaient penser l'espace d'un instant qu'il ne s'agissait peut-être pas de mon ami qui se tenait en face de moi, mais du vieux, et que si c'était le cas, il savait à présent que je savais. Cette pensée me glaçait le sang. Jusqu'à ce qu'il ouvre enfin la bouche...

« Le bâtard, sans déconner il a fait ça ? Mais je vais te me lui écarteler les joues et lui arracher la glotte à ce cabinet ! »

Plus aucun doute, c'était bien Julien. Nous étions au moins deux à être en mesure d'agir. Les autres étaient probablement déjà tous aux douches en train d'essayer de se regarder mutuellement. Il fallait faire quelque chose avant que l'épidémie ne se propage à tout le bâtiment. On ne connaissait pas encore l'étendue des pouvoirs maléfiques de ce sorcier anthropophage.

 

L'idée de la pétition était de moi. Celle d'en modifier l'objet, de Zaher, ou la raison du groupe. Selon lui, mon interprétation des faits était fantaisistes, et une pétition contre un télékinésiste cannibale voyeur sataniste pouvait ne pas être prise au sérieux par la direction de l'établissement. On avait donc décidé de se concentrer uniquement sur l'aspect voyeuriste du personnage. Mais il nous fallait encore des preuves, sinon, il ne s'agissait que de délation, et ça, c'est pas bien. On avait quand même quelques notions d'histoire de France. Nous avions donc décidé de lui tendre un piège. J'avais proposé ma chambre pour réunir l'étage et élaborer un plan. Même la grosse était là. Les idées fusaient.

« On pourrait mettre un mannequin bourré d'explosifs dans une douche, avec un détonateur biométrique à reconnaissance rétinienne, qui se déclencherait au moment où le vieux essayerait de matter ».

« Ouais ! Ou alors pendant 24 heures les filles occuperaient toutes les douches sauf une, dans laquelle on aurait dévié la tuyauterie en la reliant à un bidon d'acide sulfurique... »

« Je vous arrête tout de suite, on fait fausse route là. Vos idées ne sont pas mauvaises d'un point de vue purement pragmatique , elles pourraient même être fonctionnelles, je dis pas, mais selon moi elles ne prennent pas suffisament en compte la dimension éthique du projet. Après ça n'engage que moi...»

Ainsi parlait Zaher. Pour nous c'était un peu le schtroumpf à lunettes de la bande. Mais comme on n'était pas des bleus, nous on l'écoutait, parce que l'expérience nous avait déjà prouvé plus d'une fois qu'il était de bon conseil. Je décidai alors de répéter exactement la même chose que lui en vulgarisant son propos afin de le rendre accessible à tout un chacun et de récolter ainsi tous les honneurs de sa suggestion.

« faudrait pt'être pas le tuer quand même ».

Zaher lui il s'en foutait des honneurs. Il vivait dans le monde des Idées où l'amour est un concept alors il n'avait pas besoin de niquer lui.

« Qu'est-ce-que tu es sensible Seb, c'est trop chou.... »

Stéphanie l'avait dit mais toutes les autres le pensaient, vu la manière dont elles me regardaient. Sauf Marie, parce que Julien lui aurait coupé la tête en deux.

Dans un excès de zèle j'avais continué : « Parce que finalement, même s'il est différent, ça reste un homme ». Je sentais bien que j'étais allé trop loin et que personne ne me suivrait sur cette pente glissante. Mal à l'aise par ce nouveau postulat à prendre en compte, chacun avait tenté de recentrer le débat.

« C'est un pervers quand même ».

« On le connait pas ».

« Et pis il est vieux ».

Leur raisonnement se tenait, je devais abandonner ma théorie. L'idée d'avoir perdu les filles m'avait complètement déstabilisé. Je savais que je n'aurais jamais dû prendre d'initiative sans l'aval de Zaher. Par chance, la fille à qui j'attribuais les productions fecales géantes s'était levée et avait quitté la chambre. C'était l'occasion ou jamais de me refaire.

« Je suis sûr qu'elle va aux toilettes ».

L'association d'idées s'était inconsciemment faite dans la tête de tout le monde, et les regards entendus de mes amis à mon égard avaient rapidemment suppléé au passage à vide que je venais de traverser. Mais une fois de plus, je n'ai pas su m'arrêter.

« On devrait aller voir si c'est vraiment elle ».

L'association d'idées s'était inconsciemment faite dans la tête de tout le monde, et les regards entendus de mes amis à mon égard avaient rapidemment laissé place à une véritable inquisition silencieuse. Pendant un instant, j'étais vieux. Même Julien m'avait lâché.

« Tu veux dire qu'on devrait aller regarder sous la porte des toilettes Seb ? »

Si la question avait été posée par Zaher, je l'aurais traduite par : tu veux qu'on t'enduise de goudron et qu'on te recouvre de plumes Seb ? A ce moment précis, je n'avais pas d'autres choix que d'utiliser mon jocker : « Non, je rigole ». Eclat de rire général. Fin de l'histoire.

L'ambiance s'était rapidemment réchauffée dans la chambre et les joints commençaient à tourner autours des bouteilles d'alcool. On avait abandonné l'idée du piège et j'avais proposé un jeu du dé, sorte d'action ou vérité pour adulescent. Le nombre de filles présentes me laissait espérer obtenir au moins un bisous sur la bouche. Je me disais que peut-être Lylia payerait même son sein.

Au bout de quelques vérités inintéressantes et d'une somme d'actions insignifiante, les langues ont commencé à se délier, mais au final plus pour les vérités que dans les actions. La question portait sur le voyeurisme, la thématique du jour, et Stéphanie, qui commençaient a être plus que pompette, avait lâché un pavet dans la mare :

« Moi franchement si j'avais vu qu'on me mattait j'aurais rien dis. Si ça peut faire plaisir à quelqu'un, moi je m'en fous ».

Et Noredine de répondre :

« Préviens-moi quand tu vas à la douche, je t'accompagnerai ».

Ces deux là ne s'encombraient que rarement des conventions sociales et encore moins de considérations morales. Le naturel qu'ils avaient tous deux mis dans leur bref échange avait eu pour effet de vider le sujet de sa charge pathologique et de le rendre suffisament acceptable socialement pour que chacun aille à confesse l'un après l'autre.

« Tu me diras Noredine, moi je prendrai l'autre douche » avait renchéri Acau.

« Moi je ne viendrai pas, c'est pas marrant si y'a plus assez de douches pour le vieux. C'est la possibilité d'être matter qui est excitante, pas la garantie ».

Je lui avais répondu : « Tu sais Lylia, t'as toujours la possibilité de montrer tes seins au cours de la partie ».

C'était lourd, je le savais, mais je m'en foutais.

Elle m'avait souri timidement, par pure compassion, puis avait ramassé le dé pour le relancer, par pure provocation.

« Si je fais un 4, on invite le vieux ».

Après que tout le monde se soit toisé du regard à tour de rôle, le premier « J'embarque » s'était fait entendre, et avait rapidement appelé tous les autres. Lylia avait lancé le dé, et on avait eu l'impression qu'il ne se serait jamais arrêté. On avait tous peur et envie que le 4 tombe. On n'avait plus que peur quand il est tombé.

Le jeu du dé ça ne plaisante pas. Une fois qu'on a embarqué et que le chiffre est tombé, on n'a plus le choix. Julien, fidèle à lui même, s'était levé en premier sans lâcher du regard Marie, qui contemplait sa masse musculaire se tendre puissament. Il s'était dirigé à pas lents vers la porte et l'avait ouverte avec assurance. Une fois qu'il avait disparu dans le couloir, tout le monde s'était rué à la porte et une quinzaine de têtes contemplait cette performance héroïque. Arrivé devant la porte du vieux, Julien restait immobile, et personne ne comprenait vraiment ce qu'il attendait. Sa réputation n'était pas celle d'une lopette. Au bout d'un moment, il s'était retourné vers notre tas de têtes en déclarant d'une voix grave :

« J'en étais sûr ».

D'un geste lent il avait décroché une feuille de la porte et s'était redirigé vers ma chambre. On était tous autours de lui et attendait anxieusement qu'il nous en lise le contenu.

« Avant tout je tenais à m'excuser pour les yaourts et le courrier. J'ai décidé de mettre un terme à mon existence. Vous pourrez trouver dans ma chambre, outre mon corps, toutes les cassettes vidéos que j'ai pu faire sous les douches, ainsi qu'un sac d'armes sous le lit. Dans le congélateur vous trouverez plusieurs plats sous céllophane à base de viande humaine. Vous pouvez les consommer, je n'en aurai pas le plaisir là où je vais. En ce qui concerne mes autres méfaits, je sais qu'il y en a un de vous qui sait, et maintenant il sait que je sais qu'il sait. »

Profitant de l'effet de choc, j'avais sauté sur l'occasion de me mettre en scène une ultime fois en lançant ma tirade de la manière la plus mélodramatique possible.

« C'est à moi d'aller là-bas, et cette fois personne ne pourra m'en empêcher ».

Marie, qui n'avait pas été plus que ça affecté par la lettre, avait levé les yeux vers moi et s'était aussitôt prise une tape derrière la tête par Julien.

 

Le lendemain, en allant aux toilettes, je sifflotais comme un pinson gay, et au moment d'ouvrir la porte, je m'apperçu que je n'avais pas peur. Il n'y avait rien à l'intéreur. Gonflé de courage, je décidai alors d'ouvrir une autre porte, et puis une autre, jusqu'à la dernière : rien. Au lieu d'en être destabiliser, je me sentais étrangement serein. C'était la preuve que tout pouvait passer. Même les plus grosses merdes. Cette démonstration de la contingence par les canalisations n'eut pas sur moi d'effet nauséeux, au contraire, c'était la nausée même qui s'en était allée. En décrochant le cadavre du vieux la veille, j'avais vu ce que pouvait être un corps sans vie. Et je n'avais pas trouvé ça si effrayant. Je constatais juste avec résignation le caractère limité de la vie. Son caractère comestible aussi, dans le congélateur.

La police avait emporté les armes, les pompiers le corps, et moi les plats. Quand on est étudiant on ne fait pas la fine bouche.

Durant ces quatre années universitaires, je n'aurais pas trouvé les réponses et la sécurité que je cherchais dans la philosophie, mais j'aurais appris à faire preuve de courage face à la précarité de la vie, au sentiment d'insécurité inhérent à la condition existentielle de l'homme, au caractère inévitable et nécessaire de la mort, mais surtout à avoir la classe devant les filles, comme Julien. Même si derrière elles il l'avait quand même beaucoup moins. En sortant des toilettes pour rejoindre les douches j'étais tombé sur lui, allongé sur le ventre à même le sol, les jambes écartées, les coudes en l'air, les paumes des mains en parfaite adhérence avec le carrelage, et la tête penchée sous la porte d'une douche. On aurait dit un insecte. Je ne lui ai plus jamais reparlé de cet épisode, mais il savait bien que ce jour-là, il avait perdu de sa superbe avec moi. C'était un peu son « hapax existentiel » à lui. Lorsque nous passions du temps ensemble, son attitude avait gagné en humilité, et la mienne perdu en complexe d'infériorité. Nous étions sur un pied d'égalité, et je ne me sentais plus coupable de regarder ceux de Marie quand elle se douchait à côté de moi.

Sébastien Morin.

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Commentaires
L
La route est longue mais plaisante.il faut encore d'autres nouvelles.
S
merci ça fait plaisir!
L
Tenu jusqu'au bout sans regret
des nouvelles de sébastien morin
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