mission divine et formule 1
En trente-six ans j'ai bien dû dormir une vie de chat entière. Au moins la moitié de la mienne. Ce qui revient à dire que je n'ai vécu en état de veille que dix-huit ans. La majorité ainsi atteinte, il aurait été naturel que je commence à penser à passer mon permis, à voter, à chercher du travail, une femme fertile, et à m'accomplir dans toutes ces occupations d'adulte. Mais le destin me réservait un tout autre sort. Un avenir hors du commun, qui allait changer celui d'une petite partie de l'humanité. La partie permanentée.
On m'a souvent reproché mon immaturité, alors que dans cette nouvelle perspective il s'agit juste d'un problème d'hypersomnie. De plus, si l'on ne compte pas les années de sommeil d'un chat, j'ai déjà vécu plus longtemps que ce fainéant qui passe son temps à dormir sur moi qui passe mon temps à dormir sous lui. Sauf bien sûr si l'on considère que cet animal a neuf vies. Là, forcément, s'il en est déjà à sa troisième, je lui dois le respect de l'âge.
Mon existence à moi, ma seule vie, s'est jusqu'ici presque entièrement déroulée entre le crépuscule et l'aube, à l'abri de toute exposition au rayonnement solaire et à ses ondes électromagnétiques pleines d'ultraviolets qui donnent le cancer de la peau et provoquent des lésions brunes et croûteuses nécessitant des interventions chirurgicales et chimiques douloureuses. Trop dangereux le jour. Certes, il y a des gens qui vivent la nuit, comme moi, mais ils travaillent, ou ils sortent pour boire de l'alcool avec des gens qui partagent le même projet. Ou ils habitent vers le cercle polaire arctique. Ou ils sont morts depuis longtemps et profitent de l'obscurité pour quitter leur cercueil et aller boire le sang des gens qui étaient sortis boire de l'alcool ensemble et qui ont décidé à un moment de se séparer pour retrouver un camarade parti uriner dehors depuis trop longtemps.
Moi je reste dans mon lit. Ou plutôt mon parc, comme je l’appelle depuis que les lattes se sont écroulées lors de mon dernier rapport sexuel avec celle qui me l’a offert, et qu'il ne reste plus que l'encadrement en bois autours d’un matelas à même le sol. Mais peu importe le nom que je lui donnerai, sa fonction restera sépulcrale. Comme épitaphe brodé sur mon oreiller, le constat d'une vie rêvée: "il aura bien dormi".
Chaque fin de nuit, quand le THC finit par avoir raison du principe de réalité, je guette l’arrivée d’un kevin spacey venant m'attacher à mon sommier pendant un an pour me punir de ma paresse et me laissant dans un état déplorable devant cet acteur dont le nom m’échappe tant je ne suis pas amoureux de lui secrètement. Parce que ce n'est que de cela au fond dont il s'agit: je suis un paresseux. Pas ce mignon petit mammifère d'Amérique du sud qui vit dans les arbres, non, juste un gros corps mou qui vit dans l'assistanat.
Et pourtant. Il arrive parfois que, même aux moins méritants, même aux plus misérables des pécheurs, le divin, dans son infinie miséricorde, se manifeste afin de magnifier leurs existences inutiles et d’en faire un modèle de vertu universel. C'est ce qu'il m'est arrivé. C'est mon histoire.
Ce matin-là j'avais pourtant mis mon réveil à dix-sept heures, mais je ne l'ai pas entendu, et le soleil était déjà couché quand j'ai ouvert l'oeil. Du coup je me suis rendormi quelques heures -oui j'aime bien traîner au lit le matin- et n'ai vraiment émergé qu'à partir de vingt-trois heures trente. Je l'avais bien mérité cette grasse mat'. Mais ce bouleversement dans mon horloge biologique avait changé les périodes de sommeil paradoxal, et en me réveillant au milieu de l'une d'elles, j'avais gardé un souvenir précis et détaillé de mes dernières productions oniriques. La proximité entre le rêve et la réalité était si confondante que la vérité de l'adage populaire qui me seyait le mieux jusqu’à présent m'apparut soudain comme une évidence: "Mieux vaut vivre son rêve que rêver sa vie". Et c'est ce que j'allais décider de faire.
J'étais nu dans une piscine à bulles, et chaque fois que l'une d'elle éclatait, elle libérait une note de musique. Des personnes âgées en bikini dansaient au ralenti autours des lattes de bois qui encadraient la piscine. Elles avaient l'air heureuses. Des saucisses de strasbourg flottaient dans l'air en répandant une odeur de cochon délectable. J'essayais de les attraper mais mon bras était mou, et alors que la frustration commençait à s'emparer de moi, une voix puissante et autoritaire couvrant la musique des bulles s'appropria le focus de mon rêve afin de me révéler la mission pour laquelle j'étais destiné: "Tu es la septième merveille du monde des péchés capitaux : le plus paresseux des hommes! Qui mieux que toi peut ramener les brebis égarées dans le troupeau des gentils moutons vertueux?" ...plusieurs réponses me venaient à l'esprit alors qu'il enchaînait... "Je sais que plusieurs réponses te viennent à l'esprit, mais tu dois maintenant assumer le don dont je t'ai doté!" ...L'amorce d'une petite chanson rigolote pouvait peut-être me servir d'échappatoire à cette nouvelle perspective de responsabilité: le dondon jetédoté didon dindon didoudé... "Laisse ton animal porteur de force dans sa caverne! Le dindon ne te servira à rien ici! C'est le plus grand moment de ta vie et toi tu cherches à t'en évader!" ...didoudidondadoudé.... "Je te laisse tranquille mais il faut que tu capitules d'abord! Il faut qu'au lieu d'en avoir peur, tu saches que tu ne mourras jamais! Tu es immortel Ayrton Senna!" A ce moment-là je ne savais pas encore pourquoi il m'appelait comme ça. "Tu dois sauver le monde!" ...Didoudidoudidondadoudidoudère... "Si tu veux attraper les saucisses, tu dois t'en donner les moyens!" Et sur cette métaphore condensant l'essence même de sa parole divine, il se tut. Les saucisses avaient disparu. Les personnes âgées aussi. La piscine était vide et molle, comme un matelas. Seules les lattes de bois m'encadraient toujours. J'étais réveillé.
Ma première initiative fût de saisir mon pc et, après avoir déplacé mon chat, ce fainéant, de consulter wikipedia pour en savoir un peu plus sur cet Ayrton Senna: pilote automobile brésilien... mort le... à la suite d'un accident... bla bla bla... rivalité avec Prost... ha oui! Alain Prost. Je me souviens de lui. Les pub Midas. Est-ce qu'il en a fait des pub lui Ayrton Senna... ha oui tiens, une pour Marlboro. Bon, je ne vois vraiment pas ce que dieu a voulu dire par là. Je vais essayer autre chose. Missions divines forum... mission divine et terrestre. Voilà. aufeminin.com rubrique astro. Parfait. "Il y a en toi de l'amour alors dispense le autour de toi et il te reviendra encore plus fort. Il n'y a que l'amour qui nous aide à surmonter les obstacles et la souffrance. L'amour c'est le soleil qui nous réchauffe de ses rayons, les arbres en fleurs en cette période printanière, le souffle du vent, le regard innocent d'un enfant, le geste simple de l'ami, le sourire du passant que l'on croise, le verre d'eau qui étanche notre soif et tant de petites choses dont on ne mesure pas l'importance."
Ouais. Pas faux. Mais Ayrton Senna là-dedans? J'en sais pas plus. Je vais poster un commentaire, quelqu'un sera peut-être en mesure de m'aider.
"Bien le bonsoir mesdames. Je suis moi-même féru d'amour, d'enfants innocents et de verres d'eau. Vos paroles m'ont bouleversé. Le passage avec les arbres et les fleurs m'a transporté dans une clairière où mon grand-père courait au ralenti derrière l'enfant que je fus autrefois, sauf que cette fois je ne pleurais pas, j'étais heureux. Merci pour tout ce que vous dispensez autours de vous. Merci d'être, tout simplement. J'ai également trouvé la comparaison entre l'amour et les rayons du soleil très juste. Dure mais juste. L'amour peut en effet être, d'un certain point de vue, considéré comme la tumeur maligne du cœur et provoquer des lésions existentiels brunes et croûteuses nécessitant des interventions chimiques. Mais en réalité je m'en remets à vous car je viens d'être investi d'une mission divine, et je ne sais pas vraiment par quel bout commencer. Il est question de saucisses et de moutons, mais je ne peux pas vous en dire plus ici, vous comprendrez. Dieu m'est apparu sous les traits d'une célébrité hollywoodienne que l’on pourra trouver à son goût, bien que ce ne soit pas mon cas, et la première règle c'est qu'il est interdit d'en parler. Toutefois, connaissez-vous Ayrton Senna? P.S: si cela peut vous aider, je suis bélier ascendant capricorne."
Je n'ai jamais reçu de réponse, mais un beau jour, vers seize heures du matin, quelqu'un a sonné chez moi. C'était une quadragénaire permanentée, en tailleur et chaussures à talons, portant de grandes boucles d'oreilles rondes et un collier de perles blanches. Une panoplie de maman des années quatre-vingt. Elle n'était pas vraiment laide mais beaucoup trop maquillée pour savoir si elle était vraiment belle. Nous sommes resté une dizaine de secondes à nous examiner avant de parler: oui? Elle n'a pas répondu tout de suite. Mon oui résonnait encore et sonnait de plus en plus faux. Victoria Prost. Entrez, je vous en prie. Vous devez trouver ça étrange que je débarque chez vous à l'improviste comme ça mais... Non, non, ne vous en faites pas, ça ne me dérange pas le moins du monde. Suivez-moi donc dans ma chambre. Mais alors que je regagnais mon lit, je m'aperçu qu'elle était restée là où je l'avais laissé. Victoria? N'ayez pas peur, rejoignez moi. Ses talons s'exécutèrent aussi lentement que bruyamment, et bientôt elle apparaissait dans le cadre de la porte. Je sais, dit-elle d'un air grave. Je ne savais pas ce qu'elle savait, mais pris la même expression qu'elle, on ne sait jamais, ce pouvait être sérieux. Mon père me l'avait dit juste avant de quitter notre mère la terre pour rejoindre le paradis des papas. Pour lui vous étiez toujours vivant. Lorsque je vous ai lu sur aufeminin, j'ai tout de suite su que c'était vous monsieur Senna. Durant ma dernière séance d'astro-voyance spiritranscosmique, j'ai réussi à me connecter avec mon père, votre ami Alain, et il m'a dit que vous vous étiez planté là-haut aussi. Au début je me suis bien sûr demandé ce qu’il advenait des âmes accidentées, et puis j’ai vite compris que la vôtre avait dû redescendre sur terre et se réincarner. Parce que vous êtes un battant. Ne sachant pas vraiment quoi répondre, je saisis mon paquet de marlboro et lui en tendis une. Cigarette? Oui Ayrton, cigarette, répondit-elle d'un air grave et entendu. Ses yeux brillaient en me fixant. Elle croyait en moi. J'avais beau chercher une petite chanson rigolote qui aurait pu me servir d'échappatoire à cette nouvelle perspective de responsabilité, mais rien ne me venait. Je lui tendis une boîte d'allumette. Elle fuma en silence, sans me lâcher du regard, sans même cligner des yeux, ou alors en même temps que moi, puis elle reparti.
Le lendemain deux autres femmes passèrent me voir. Mais vraiment juste me voir. Avec dans les yeux le même espoir que j'avais décelé dans ceux de Victoria. Les jours suivant furent épuisants. Les femmes étaient de plus en plus nombreuses, et venaient à des heures invraisemblables. Parfois même avant midi. Au bout de quelques semaines, je commençais réellement à manquer de sommeil, et même si ces visites me faisaient plaisir, je finis par devenir irritable, et donc nettement moins hospitalier. Je ne me levais même plus pour aller ouvrir. J'avais accroché un panneau sur la porte d'entrée de mon appartement : Réincarnation d'Ayrton Senna. Mission divine. Visites: pas plus d'un quart d'heure (au fond à gauche).
Je jouais à la playstation pendant que les femmes défilaient dans ma chambre pour me regarder. Par soucis de crédibilité, je ne jouais qu'à des jeux de voiture. Certaines apportaient des gâteaux qu'elles avaient confectionné, d'autres des vêtements qu'elles avaient tricoté. Elles ne me parlaient jamais. Elles posaient leurs offrandes solennellement et me regardaient un quart d'heure en fumant une marlboro, par respect pour l'âme qui m'habitait. De mon côté, je décidais de m'affubler d'un casque de mobylette que j'avais retrouvé dans le placard maléfique: cette pièce (au fond tout droit) d'où certains ne sont jamais ressortis. Cette antre maudite qui aspire toutes mes affaires et les entasse jour après jour pour que je ne les retrouve pas. Ce lieu habité par un esprit malin qui voudrait me donner mauvaise conscience en me rappelant chaque jour qu'il faut que je range. Mais il ne m'aura pas eu, car je n'étais plus seul dorénavant. Avec mon casque et mes mamans des années quatre-vingt, je me sentais plus fort, et en parfaite sécurité. J'avais commencé à leur demander de me rendre quelques services, et elles s'y étaient employées avec enthousiasme et non sans une certaine fierté. A vrai dire je n'étais moi-même pas peu fier de leur offrir l'occasion de se sentir utile. C'est comme ça que le placard maléfique perdit de sa malfaisance en retrouvant un agencement cohérent, en adéquation avec l'ordre cosmique. Je compris ainsi pourquoi ma mère me disait que ranger son environnement aidait à y voir plus clair dans sa vie. Tout était devenu limpide pour moi. Le sens de ma vie consistait à donner à ces femmes un sens à la leur. Après le placard, le reste de l'appartement retrouvait en quelques quarts d'heure sa dignité anté-premier état des lieux. L'encadrement en bois autours de mon lit avait été peint en rouge et blanc, comme mon casque. Mon chat et moi étions nourris à notre faim. Tous mes papiers étaient remplis, classés et envoyés. Je décidais alors qu'il était temps pour moi de passer mon permis et de partir sur les routes afin de donner du sens à l'existence humaine. Je ne voyais plus qui d'autre que moi pouvait ramener les brebis égarées dans le troupeau des gentils moutons vertueux.
Le DVD du code de la route alternait avec les leçons de conduite sur playstation. Si bien qu'en l'espace d'un mois à peine j'étais fin prêt. Une rubrique m'était consacrée sur le site aufeminin.com, afin de financer mon prêche automobile. La voiture de course que je décidai d'acheter était la Williams FW16 dans laquelle j'avais eu mon premier accident mortel. L'occasion de montrer au monde qu'une deuxième chance est toujours possible, grâce au phénomène de transmigration des âmes. Ainsi mon chat n'était plus le seul à bénéficier du luxe de pouvoir se permettre au moins une existence inutile.
Après réflexion, je pense que je dois mon accident à la condensation fabriquée par la chaleur de mon corps depuis que mon matelas était à même le sol. Les gouttelettes d'eau ont dû humidifier le parquet et fragiliser le bois au fil du temps. Lorsque le plancher s'est effondré sous moi il n'y avait personne d'autre dans ma chambre. Il était trois ou quatre heures du matin et mes fidèles avaient pour la plupart un mari et des enfants. Heureusement, ma cave était juste en dessous. Malheureusement je n'avais pas les clefs. La première femme qui entra dans ma chambre poussa un cri d'une fréquence que je ne connaissais pas. Une fois que le mot était passé, et que le débat sur mon accident avait occupé la plupart des forums sur le site, les visites reprirent un temps, moins fréquentes, mais suffisantes pour nous permettre de survivre mon chat et moi. Nous recevions de quoi boire et manger par le trou dans le plafond de ma cave. De temps en temps une femme se penchait pour me regarder par le trou dans le sol de ma chambre. Tout va bien monsieur Senna? Mais l'admiration et l'espoir avaient fait place à la peur. En effet, deux écoles s'affrontaient sur aufeminin, et la plus influente était celle de la cave maléfique; une théorie selon laquelle j'aurais été aspiré par les forces des ténèbres. C'était la voyante officielle du site qui en était à l'origine. Depuis le culte qui m'était voué, plus aucune femme ne l'avait consulté, et elle avait développé envers moi aigreur et jalousie. Après avoir lancé la rumeur selon laquelle mes sentiments envers ce monsieur Pitt serait de nature ambivalente, je savais qu'elle ne me louperait pas si elle en avait l'occasion.
A l’heure où j’écris ces lignes je suis toujours dans ma cave. Mon ordinateur n'ayant presque plus de batterie, je vous fais part de mon histoire comme un appel au secours répondant au votre. Vous avez besoin de moi et de mon chat de berger pour vous ramener dans le troupeau, mais j'ai aussi besoin de vous pour me permettre de donner un sens à vos vies. Aidez-moi à vous venir en aide.
En vous remerciant par avance, je compte sur votre compréhension pour passer me voir de temps en temps. Je suis Ayrton Senna, et je demande une troisième chance.
Sébastien Morin.